Oubliez le brouhaha du tourisme de masse. Ici, tout se murmure. Froidfontaine se perche au sommet d’une colline comme un chat sur son muret préféré, regard pointé vers une mosaïque de prés et de forêts où la lumière s’amuse à glisser. La vue, à couper le souffle, fait partie de ces beautés secrètes que le pays garde pour ses initiés. Avec son voisin Honnay, le village figure parmi les plus chéris de la vaste entité de Beauraing, déjà riche de forêts qui s’étendent à perte d’horizon.
Les alentours ont leur propre chorégraphie : ruelles qui tournicotent autour des anciennes fermes, basse-cour bavarde, ânes qui commentent l’air du temps dans les jardins, tracteurs qui filent vers les champs comme des scarabées d’acier, tirants de fonte qui ornent l’église Sainte-Catherine. Aux portes de l’Ardenne belge, acacham s’est installé là, exactement en face de la fontaine qui a donné son nom au village. On raconte que ses eaux auraient autrefois servi à des rites druidiques. Rien d’étonnant alors à croiser sur le chemin un Christ rayonnant, une grotte dédiée à Notre-Dame de Lourdes ou un saint Joseph tendrement jovial. Ici, les mondes visibles et invisibles se frôlent comme deux passants qui se reconnaissent sans se connaître.
Froidfontaine n’a rien d’un nouveau venu. Le village préexistait déjà aux Romains, qui l’occupèrent avant qu’il ne soit ravagé par des invasions barbares. Sur l’emplacement même de la ferme d’acacham, les bâtiments remontent, brûlent, renaissent, puis brûlent à nouveau comme s’ils rejouaient une vieille pièce de théâtre sacrée. Le fameux « château grand-père », aussi vaste que l’édifice actuel, était connu pour l’énorme évacuation des caves en tuyaux de chêne. On y trouvait des briques massives frappées d’un visage conique aux cheveux noués dans le cou, motif mystérieux encore aperçu dans la cheminée. Tout y semblait conçu pour défier le temps : plâtrage étonnamment résistant, blocs de quartz monumentaux, tuiles épaisses.
Même les restes humains mis au jour dans le souterrain et autour de l’église sortaient de l’ordinaire. Quant à la cave… les ouvriers chargés de reconstruire les lieux tombèrent sur tant de pièces d’or qu’ils décidèrent, très simplement, d’arrêter de travailler. Il en resta pourtant assez pour ravir les propriétaires suivants. Le village regorge d’histoires de trésors, d’incendies et de squelettes intrigants. La société d’archéologie de Namur assure que tout coup de pelle réveille des traces brûlées ou des matériaux insolites liés au château grand-père, visibles jusqu’aux murs de l’église.
L’histoire récente n’est pas en reste. La ferme de tante Jeanne, deux générations plus tôt, prit feu quand le chat, coiffé d’une braise du poêle, s’enfuit affolé dans le fenil et enflamma le tout. Les villageois formèrent alors une longue chaîne de seaux, car les pompiers n’existaient pas encore. Le bâtiment renaquit une fois de plus, fidèle à la tradition du lieu.
Oswald, l’un des quatre fils de Jeanne, devait reprendre la ferme. On l’entendait arriver de loin. Cet homme, force de la nature, ramenait un cerf sur son dos depuis la forêt sans y voir malice. Il avait si bon cœur qu’il rentrait le foin des voisins pour les sauver de la pluie, oubliant parfois le sien. Mais lorsque la boisson enflammait son tempérament, le colosse brisait tout sur son passage. Sa mort prématurée demeure une légende locale : vengeance de braconnier, dit-on, avec un haussement d’épaules qui ne tranche rien.
Aujourd’hui, cent cinquante neuf habitants peuplent Froidfontaine, « c’est suffisant » répètent-ils avec ce mélange d’autodérision et de sagesse paysanne. On ne parle pas d’un habitant, mais « d’un des nôtres ». Et pourtant, les visiteurs sont accueillis avec une chaleur presque cérémonielle. Le proverbe local ne ment pas : « À Froidfontaine, si la fontaine est froide, les habitants, eux, ne le sont pas. »
Le village garde une convivialité qui enveloppe, comme une laine d’hiver tricotée main. Ceux qui viennent en repartent avec un peu plus de lumière qu’à leur arrivée. Peut-être est-ce la magie des sources. Peut-être la mémoire des histoires enfouies. Ou peut-être simplement la joie discrète d’être là, dans ce coin du monde où la vie murmure avec douceur.